XVI
TOUS LES COMMANDANTS

Yovell se poussa un peu tandis que Bolitho relisait les ordres qu’il venait de rédiger. La grosse frégate grinçait, on avait mis en panne pour accueillir le canot du commandant de la Laërte.

Deux jours avaient passé depuis que le détachement de débarquement avait pénétré dans le monastère et libéré Herrick.

Ils avaient découvert d’autres captifs retenus dans les mêmes conditions spartiates. En dehors des moines survivants, il y avait aussi une vingtaine d’officiers et patrons, faits prisonniers lorsque Baratte s’était emparé de leurs bâtiments.

Bolitho avait écouté avec grande attention les récits des prisonniers, ce qui lui avait permis de se faire une idée plus claire de l’état des forces ennemies. Baratte s’était servi de petits bâtiments pour mener ces attaques, puis il avait armé certaines de ses prises pour en faire des corsaires ou pour repérer les navires en navigation isolée.

Baratte était à la fois bien informé et préparé au cas où les transports de troupes, sans lesquels les Anglais auraient été battus d’avance, appareilleraient.

La force du major général Drummond était bien évidemment sa cible. Baratte connaissait sans doute l’importance de l’escadre du Cap qui, même avec le soutien de Keen, courait de gros risques.

Bolitho avait déjà dépêché le brick Orcades, muni de tous les renseignements qu’il avait pu recueillir. Il avait ordonné à Jenour de dire à Keen qu’il fallait surseoir au départ de l’armée, tant qu’il n’aurait pas pu s’occuper des vaisseaux de Baratte.

Jenour lui avait paru fatigué et sans ressort, Bolitho aurait aimé pouvoir lui parler plus longuement. Mais le temps était compté, L’Impétueux était perdu, Jenour était parti à la recherche des bâtiments de Keen, bien conscient que l’on en aurait un besoin pressant. James Tyacke avait fait un bref passage à bord à la demande de Bolitho. Il lui avait confirmé que ce capitaine anglais non identifié était un ancien officier de marine qui avait commandé autrefois une frégate légère. Il était passé en conseil de guerre pour traitements cruels envers des prisonniers de guerre. C’était exactement le genre d’homme sans scrupule qui convenait aux visées de Baratte. Il avait recruté la lie des ports, des gens dont la plupart auraient été passibles de la corde si l’on avait pu les traîner en justice. Il s’appelait Simon Hannay : corsaire, pirate et assassin, il avait pendant longtemps semé la terreur chez les capitaines de navire qui naviguaient isolément en haute mer.

Tyacke s’était opposé à lui alors qu’il disposait d’une grosse flottille de navires et faisait régulièrement des descentes sur les côtes d’Afrique. Lorsque la traite avait été mise hors la loi, et que l’on avait renforcé les croisières, Hannay avait compris que les négriers arabes avaient encore plus peur du « diable à la demi-figure » que de lui-même. Une fois de plus, il avait proposé ses services aux Français et, à en croire certains des prisonniers libérés, avait obtenu d’eux une frégate de trente-deux baptisée à point nommé Le Corsaire. Baratte avait hissé sa marque à bord d’une autre frégate, Le Chacal. Une frégate toute neuve, mais dont on savait peu de chose. Baratte disposait de bien d’autres petites unités, bricks, brigantins et goélettes, construites pour le cabotage.

Bolitho s’éloigna de la table pour aller contempler, l’œil rêveur, l’océan scintillant. Il était midi. A cette heure, Tyacke devait avoir repris son poste au vent, paré à revenir vers les frégates s’il apercevait quelque voile bizarre.

Il entendit des piétinements, des coups de sifflet, on accueillait le capitaine de vaisseau Dawes, commandant la Laërte, à la coupée. Avery était monté l’accueillir en compagnie de Trevenen.

Bolitho revoyait le visage bouleversé d’Avery lorsqu’ils avaient enterré les deux femmes et le vieil abbé dans la colline, parmi les fleurs sauvages. Lui-même avait été très ému en découvrant les corps des femmes assassinées. Jeunes toutes deux, des femmes de pêcheurs. On ne leur avait rien épargné, pas même le soulagement d’une mort expéditive. L’un des marins libérés lui avait raconté qu’une nuit, alors que les gardiens étaient ivres morts, il avait entendu leurs cris furieux mélangés aux hurlements des prisonnières. Simon Hannay n’était pas là, mais il aurait tout aussi bien pu être présent. Et cela, il allait le payer.

Quant aux moines, songeait Bolitho, leur attitude avait été plus difficile à comprendre. Ils n’avaient manifesté ni gratitude ni colère, la mort de leur abbé semblait les laisser assez froids. Peut-être cette existence sur une île désolée avait-elle émoussé chez eux les sentiments humains et les émotions des hommes ordinaires.

Il pensait aussi à Herrick, qui se trouvait en bas, à l’infirmerie, confié aux soins attentifs de George Minchin, leur chirurgien. Herrick avait beaucoup souffert, Minchin avait insisté pour qu’on le laisse seul jusqu’à ce qu’il ait un peu récupéré.

Bolitho l’entendait encore l’appeler par son prénom, dans cette cellule infâme.

On frappa à la porte, Trevenen entra, suivi du capitaine de vaisseau Dawes. Dawes était jeune, à peu près de l’âge d’Adam, mais avec le maintien sévère d’un homme mûr. Peut-être se voyait-il déjà amiral, tout comme son père.

Yovell se retira dans un coin où il pourrait prendre des notes si nécessaire. Ozzard, une serviette sur le bras, attendait le moment de servir les rafraîchissements.

Trevenen s’assit pesamment. Il avait manifesté quelque chose qui ressemblait à de la surprise en voyant l’homme déguisé en abbé, et qui avait brisé le bras de Herrick, abattu par le capitaine fusilier. Il commença d’une voix rauque :

— Voilà qui était tout à fait inattendu, sir Richard.

Bolitho le regarda froidement, il avait encore devant les yeux l’image de ces femmes, ces visages torturés.

— Je n’aime pas voir mourir un homme, fut-ce même un rebut de ce genre. Simplement, je n’ai trouvé aucune raison de le laisser vivre.

Tandis qu’Avery déroulait la carte, Bolitho commenta la dépêche qu’il avait confiée à Jenour.

— Même si son départ nous affaiblit un peu plus, cela peut nous permettre de sauver des vies plus tard.

Dawes se pencha sur la carte.

— Deux frégates, sir Richard ?

Il plissa les yeux, il entrevoyait déjà la gloire, des parts de prise.

— Nous devrions arriver à leur donner une bonne correction !

Trevenen se montra sceptique :

— Ce renégat, Simon Hannay : que savons-nous de lui ?

— Le capitaine de frégate Tyacke le connaît comme tout le monde, mais les histoires de massacre abondent sur son compte.

Pourquoi Trevenen était-il si soucieux de mettre en doute la parole de Tyacke ? Il donnait l’impression d’aller renifler un peu partout pour essayer de trouver une faille. Ou il considérait que tout cela était pure perte. Comme les marins qu’ils avaient sauvés et les prisonniers, par exemple. Bolitho l’avait entendu se plaindre à son commis de toutes ces bouches supplémentaires à nourrir. On aurait dit que la dépense allait être pour sa poche.

Bolitho reprit lentement :

— La véritable inconnue, c’est le rôle exact de cette frégate américaine, l’Unité. Si elle n’intervient pas, nous sommes en mesure de nous occuper de Baratte et de l’emporter.

Trevenen s’exclama :

— Mais il ne prendrait pas le risque de déclencher un conflit, sir Richard !

Il paraissait indigné à cette idée.

— Il a peut-être imaginé un plan.

Bolitho les observait, il aurait aimé qu’Adam soit présent.

— Son gouvernement ne s’amuse pas à envoyer le meilleur de ses commandants de frégate pour le seul plaisir de montrer le pavillon. A sa place, je sais ce que je ferais. Je provoquerais un incident. Ce n’est pas quelque chose de très nouveau en temps de guerre, ni en temps de paix, d’ailleurs.

Trevenen n’était toujours pas convaincu.

— Et supposons que Baratte ait davantage de vaisseaux que ce que nous croyons ?

— Je suis même certain que c’est le cas. Mais le convoi qui arrive des Indes sera puissamment escorté. Il y aura même quelques bâtiments de la Compagnie. A mon avis, Baratte va se déployer dans cette direction – et, à l’intention de Dawes : Souvenez-vous bien, votre vaisseau a été le sien, et je suis celui de ses ennemis qu’il déteste le plus. Deux bonnes raisons pour nous engager, hein ?

Il entendit le factionnaire parler à voix basse derrière la portière ; Ozzard se précipita d’aller ouvrir.

Bolitho se sentit défaillir. C’était Minchin, le chirurgien.

— Si vous voulez bien me pardonner, messieurs. Buvez donc un peu de vin avant le repas.

Il parlait si calmement qu’aucun des commandants n’aurait deviné son anxiété.

Minchin attendit que la porte se fut refermée.

— Je ne voudrais pas vous déranger, sir Richard, mais…

— C’est au sujet du contre-amiral Herrick ?

Le chirurgien passa les doigts dans ses cheveux grisonnants.

— Je m’inquiète pour lui. Il souffre beaucoup. Je ne suis qu’un chirurgien de marine – un boucher, comme on nous appelle…

Bolitho posa la main sur son bras.

— Auriez-vous déjà oublié l’Hypérion ? Sans vous, bien des gens seraient morts ce jour-là.

Minchin hocha la tête.

— Pour certains, cela aurait mieux valu.

Ils se dirigèrent vers le pied de l’échelle. Allday, assis sur un fût retourné, travaillait à une sculpture. Il leva les yeux : il avait tout compris.

Ils étaient au plus profond de la coque dans un entrepont de la Walkyrie, sous la flottaison. Ici, tous les bruits du vent et de la mer ne parvenaient qu’étouffés, seuls étaient audibles les grincements des membrures, comme des voix venues du fond des mers. C’était là que l’on serrait vivres, cordages, goudron et peinture, là aussi que se trouvaient les soutes à voiles et l’armurerie. Le cœur du vaisseau.

Ils pénétrèrent dans l’infirmerie, un local spacieux et bien éclairé, comparé à ce qu’avait connu Bolitho. L’aide du chirurgien referma le livre qu’il lisait avant de s’éclipser.

Herrick avait le regard fixé sur la porte, comme s’il savait qu’ils allaient arriver.

Bolitho se pencha sur sa couchette.

— Comment allez-vous, Thomas ?

Il craignait que Herrick ait oublié leurs relations passées, qu’il se détourne à nouveau de lui.

Les yeux de Herrick étaient particulièrement bleus à la lumière des fanaux.

— Je suis las, Richard, mais cela me donne le temps de réfléchir. De penser à vous, à moi – il reprit : Vous me semblez fatigué, Richard… – il tenta de se redresser, mais ferma les yeux avant d’ajouter : Je vais perdre mon bras, c’est cela ?

Bolitho vit que le chirurgien acquiesçait. Un bref signe de tête, comme s’il avait déjà décidé. Il se tourna vers Minchin :

— Eh bien ?

Le chirurgien s’assit sur un coffre.

— Il n’y a pas moyen d’y échapper, amiral – il hésita : Sous le coude.

— Oh, mon Dieu ! s’écria Herrick.

— Vous êtes bien sûr de vous ?

Le chirurgien rougit violemment, mais fit signe que oui.

— Le plus tôt sera le mieux. Sans quoi…

Il n’eut pas besoin de terminer sa phrase.

Bolitho posa doucement la main sur l’épaule de Herrick.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

Herrick ouvrit les yeux.

— Je vous ai manqué.

Bolitho essaya de sourire.

— Non, Thomas, ne pensez qu’à vous, essayez de tenir le coup. On lui avait fait sa toilette, il était rasé, et quelqu’un qui ne l’aurait pas connu aurait cru qu’il était dans son état normal. Il regarda le pansement taché de sang qui enveloppait sa main fracassée.

— Vous enverrez la lunette à ma sœur… si je n’en réchappe pas, Richard.

Bolitho, qui regardait la porte, revint vers lui.

— Mais si, vous allez vous battre. Et vous allez gagner.

Le chemin du retour jusqu’à sa chambre lui parut sans fin. Il dit à Allday :

— Mon vieux, j’ai une faveur à vous demander.

Allday secoua sa tête tout ébouriffée et roula le morceau de cuir dans lequel il rangeait les couteaux et l’alêne de voilier avec lesquels il réalisait le gréement de ses maquettes.

— Ayez pas peur, sir Richard, je resterai près de lui – Bolitho semblait désespéré : Je vous préviendrai s’il arrive quoi que ce soit.

— Merci, répondit Bolitho.

Il lui prit le bras, incapable d’en dire davantage. Allday le regarda se diriger vers la porte près de laquelle le factionnaire se tenait raide comme une baguette de fusil en dépit des mouvements du bâtiment.

Une fois passée la porte, face aux commandants, Bolitho réussirait à ne rien montrer de sa détresse. Allday en était sûr. Que savaient-ils de ce qui se passait ? Tout ce qu’ils cherchaient, c’était la gloire, et quelqu’un pour les entraîner sur ses chemins et pour les protéger.

Ozzard sortit et Allday lui dit sans ménagement :

— T’aurais pas un peu de cognac, Tom ? Et du fameux ? Ozzard le regarda. Ce n’était pas pour lui qu’il le demandait.

Là, c’était différent.

— Je vais t’en chercher, John.

— Et après, je m’en jetterais bien un.

Après. La vraie signification de ce mot poursuivit longtemps Ozzard lorsqu’Allday fut parti.

 

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho se mirait dans la glace de la chambre. Il fronça le sourcil en ajustant sa vareuse puis son sabre. L’Anémone plongeait lourdement dans une mer qu’elle prenait par l’avant du travers et l’humidité qui régnait annonçait l’arrivée imminente de la pluie. Pas cette pluie qui arrose les villages et la campagne de Cornouailles, non, mais des déluges torrentiels à vous rendre fou et qui passaient souvent sur un navire sans qu’on ait le temps de recueillir un peu d’eau douce. Son second pourrait bien s’en occuper.

Adam Bolitho détestait ce rituel des punitions corporelles, même si la plupart des marins s’accordaient à penser qu’il était difficile de s’en passer. Cette fois-ci, c’était peut-être la conséquence de ces croisières sans fin, où l’on ne voyait rien, si ce n’est un brick courrier ou quelque navire marchand qui essayait de garder de bonnes relations avec les deux belligérants, sans rien comprendre à la guerre qui faisait rage. Lassitude, déception d’avoir dû laisser leurs prises à l’ennemi alors qu’ils poussaient des hourras un peu plus tôt ; un équipage bien soudé, jusqu’au jour où ils avaient reçu des nouvelles par l’un des vaisseaux qui pourchassaient les négriers. Les marins de l’Anémone n’avaient pas de repos, ils en devenaient d’humeur maussade. Ni l’école à feu ni les exercices de manœuvre ne pouvaient plus contenir leur énervement. L’espoir de se mesurer bientôt à leur véritable ennemi avait laissé place à un sombre ressentiment.

L’homme en question avait frappé un officier marinier à la suite d’une dispute, pour une histoire de changement de poste. En d’autres circonstances, Adam aurait provoqué une enquête, mais, dans ce cas précis, il s’agissait d’un officier marinier plutôt expérimenté et excessivement patient. Adam avait connu de nombreux cas où c’était exactement l’inverse, des officiers qui abusaient de leur autorité. Le châtiment qui en résultait était alors particulièrement injuste, même si on l’infligeait au nom du devoir.

Cet homme était un terrien, l’un de ceux qui s’était fait cueillir par la presse près de la pointe de Portsmouth. En dépit de plusieurs avertissements sévères, c’était resté un rebelle, un pinailleur d’entrepont, comme disait son oncle.

On frappa à la porte et le second passa la tête, l’air surpris. Comme s’il avait oublié à quoi pouvait ressembler son commandant lorsqu’il était en grande tenue.

— Oui, Aubrey, c’est à quel propos ? – il regretta immédiatement sa sécheresse : Êtes-vous paré ?

— Je pense que c’est ma faute, commandant, répondit Martin en hésitant un peu. Je suis le plus ancien à bord, j’aurais dû voir venir le coup. J’aurais pu tuer l’affaire dans l’œuf.

Comme pour infirmer ce qu’il venait de dire, ils entendirent les trilles des sifflets et le bruit des pieds nus.

— L’équipage sur le pont ! L’équipage sur le pont aux postes de punition !

— D’une certaine manière, répondit Adam, je comprends ce que vous ressentez, mais la sympathie est un sentiment qu’un commandant ne peut pas s’autoriser bien longtemps. Nous courons toujours un risque, Aubrey, même venant de ceux que nous croyons le mieux connaître. Je l’ai entendu dire bien des fois. Lorsqu’un vaisseau se transforme en briquet, quelle qu’en soit la raison, faire simplement preuve de compréhension peut être pris pour de la faiblesse.

Martin hocha la tête en se disant que son commandant tenait en bonne partie de Richard Bolitho ce qu’il venait de lui déclarer. Il lui demanda :

— D’autres ordres, commandant ?

Adam détourna les yeux. Le simple fait d’accepter la discussion montrait qu’il succombait à une certaine forme de faiblesse.

— Les deux bordées sur le pont à six heures de l’après-midi. Nous virerons de bord pour continuer la croisière à une autre route.

Il essaya de sourire, mais l’effort était trop grand.

— Dans deux jours, trois peut-être, nous devrions voir le convoi du commodore. Nous aurons tous du travail à ne savoir qu’en faire !

Il était bien conscient qu’il n’avait pas cité le nom de Keen. Était-ce encore ce sentiment de culpabilité ?

Ils montèrent ensemble sur le pont. Au-dessus d’eux, le soleil rendait transparentes les voiles, par contraste avec le gréement sombre.

Les fusiliers étaient alignés sur la dunette avec leur lieutenant, Montague Baldwin. Il avait dégainé le sabre courbe qu’il affectionnait et avait mis arme sur l’épaule. Le lieutenant de vaisseau Dacre, officier de quart, se tenait près de Partridge, leur maître pilote. La jeunesse et la vieillesse côte à côte. Les aspirants et officiers mariniers avaient pris place près de la lisse de dunette ; l’équipage, massé sur le pont principal et les passavants ou accroché dans les enfléchures, observait la scène.

Martin vit son commandant lui faire un signe du menton et donna le signal du rituel. On amena le prisonnier, un marin de grande taille, bien droit, la tête haute comme un criminel célèbre que l’on conduit au gibet. Il était flanqué de Gwynne, maître bosco, et de l’un de ses aides et suivi de McKillop, chirurgien, ainsi que du capitaine d’armes. Un silence total se fit, les voiles elles-mêmes paraissaient immobiles.

— Chapeau bas !

Les rares spectateurs qui portaient une coiffure se découvrirent. Certains des marins regardaient le prisonnier, un homme peu aimé jusque-là. Les autres gardaient les yeux baissés sur la mince silhouette aux cheveux noirs, avec ses épaulettes brillantes, entourée de ses officiers, protégée par deux rangs de fusiliers, et pourtant si seule.

Adam se découvrit et sortit le Code de justice maritime de sa vareuse. En même temps, il fixait le prisonnier du regard. Il faisait partie de l’équipage, et pourtant, il en était si éloigné.

Il prit la parole d’une voix calme et sans émotion, si bien que la plupart des marins et des fusiliers l’entendaient à peine. Peu importait : les vieux loups de mer connaissaient par cœur les articles concernés. Adam crut même voir le charpentier donner un coup de coude à l’un de ses adjoints lorsqu’il en arriva à la dernière ligne : «… ou bien encourra la peine de mort comme il est indiqué ci-après ». Il ferma le livre et ajouta :

— Fait et signé de ma main à bord du vaisseau de Sa Majesté britannique Anémone – il se recoiffa : Que l’on exécute la sentence.

On avait déjà saisi le caillebotis contre le passavant et, sans avoir eu le temps d’esquisser la moindre résistance, le prisonnier se trouva saisi par la taille, bras étendus, puis on lia chacune de ses jambes et il se retrouva écartelé.

Adam vit le plus jeune de leurs aspirants ouvrir et refermer alternativement les poings, mais sans manifester la moindre pitié. Il avait le regard rivé sur le dos de l’homme, avec l’air d’un chien qui chasse le cerf et voit venir la curée.

Adam ordonna sèchement :

— Faites votre devoir, Mr Gwynne !

Un homme cria alors :

— Fais leur voir ce que tu vaux, Toby !

Le lieutenant Baldwin dit d’un ton très calme à ses fusiliers :

— Soyez prêts !

La scène rappelait à Adam ce qu’avait fait Keen un jour, alors qu’il servait sous ses ordres. Il avait usé du même ton à un moment d’extrême tension comme un palefrenier qui tente de calmer un cheval.

— Notez le nom de cet homme !

Gwynne, le bosco, devenu complètement sourd d’une oreille après un combat au corps à corps contre un vaisseau français, demanda :

— Combien, commandant ?

Adam s’avança vers la lisse pour voir le prisonnier, lequel avait aussi tourné la tête dans sa direction.

— Trois douzaines !

L’homme se mit à hurler :

— Espèce de salaud, vous aviez dit deux douzaines !

— J’ai changé d’avis, lui répondit Adam.

Aux premiers roulements de tambours, les lanières tombèrent sur le dos nu. Le capitaine d’armes cria : « Un ! »

La première douzaine de coups stria la peau d’un lacis de raies sanglantes, comparables aux traces de griffes d’une bête sauvage.

Le prisonnier commença à se plaindre. La punition continuait, et il avait déjà la figure toute rouge lorsque le bosco passa le fouet à son adjoint.

Le capitaine d’armes cria d’une voix enrouée : « Vingt-six ! »

Le chirurgien leva la main :

— Il s’est évanoui, commandant !

— Détachez-le, ordonna Adam qui vit l’homme s’effondrer dans son sang.

On l’emporta pour le descendre à l’infirmerie. Cet homme robuste se remettrait après qu’on lui aurait rincé le dos à l’eau de mer et fait avaler autant de rhum que son estomac pouvait en contenir. Mais il emporterait dans la tombe les marques des lanières.

Le second avait un air un peu méfiant. Il ne connaissait pas cette humeur à son commandant. Adam lui dit :

— Je ne veux pas avoir de martyrs à bord de mon bâtiment, Mr Martin.

Et il sourit d’un air las, alors que les hommes retournaient à leurs travaux ou dans leurs postes.

— Croyez-moi, il n’y a pas que les parts de prise lorsque l’on commande !

Il n’était pas descendu se changer que des trombes d’eau s’abattirent sur le vaisseau.

Il s’approcha des fenêtres de poupe et en ouvrit une pour contempler l’horizon. La pluie était déjà presque finie : elle allait refroidir les ponts et tendre les voiles, prêtes à prendre la prochaine risée. Il regarda sa vareuse posée sur un siège, ses épaulettes rutilantes. Il avait été si fier, le jour où on l’avait confirmé dans son grade. Mais il tendit les mains, il se sentait comme pris de nausée.

Trois douzaines de coups. Etait-ce tout ? En tant que commandant, j’aurais pu le faire pendre à une vergue pour avoir porté la main sur un officier marinier. La conscience du pouvoir qu’il détenait sur ses hommes l’avait toujours effrayé. Mais pas maintenant. Il était dans son droit. Fallait-il qu’il ait parcouru un long, un très long chemin…

Au cours de l’après-midi, alors qu’il était installé à table devant une assiette de bœuf salé insipide qu’il avait à peine touchée, il songea encore une fois à sa lettre. Il se demandait si elle l’avait reçue, et même, si elle l’avait lue.

Si seulement ils se croisaient par hasard, sur quelque sentier tortueux comme celui où il lui avait offert ces roses sauvages. Et puis elle l’avait embrassé…

Il se raidit en entendant l’appel de la vigie du grand mât :

— Ohé du pont ! Voile devant, sous le vent !

Adam sauta sur ses pieds. Voilà qui allait mieux. Il n’y avait personne entre l’Anémone et les vaisseaux de son oncle. La perspective de l’action allait faire la différence et souder tous ses hommes. Les nettoyer, comme cette pluie qui avait lessivé le pont après la séance de punition.

Les gens se pressaient sur la dunette lorsqu’il y monta.

Le lieutenant de vaisseau Dacre le salua et repoussa une mèche de cheveux trempés qui lui tombait sur l’œil.

— Je ne sais pas très bien ce que c’est, commandant. La vigie dit qu’il y a de la brume sous le vent – peut-être des grains.

— Dans ce cas, nous ne l’aurions pas vu.

Il se précipita sur la carte que les aides du pilote étaient en train de sortir.

Partridge lui dit :

— C’est peut-être un négrier. Vois pas ce que ça pourrait être d’autre dans cette zone perdue.

— C’est exactement mon avis, Mr Partridge ! Rappelez les deux bordées et établissez les perroquets. Il va sans doute tourner les talons en nous voyant !

Aux appels des sifflets, les hommes se ruèrent sur le pont. Adam profita de ce qu’il les voyait passer pour jauger leur humeur. Certains pensaient sans doute encore à la séance de fouet, mais la plupart d’entre eux avaient mis leur mouchoir dessus. Il ne l’a pas volé. Ou encore : A quoi tu t’attends de la part d’un salaud d’officier ? Ils pouvaient bien le haïr s’ils en avaient envie ; ou, peut-être, lorsqu’il le méritait. Mais le craindre ? Non, cela ne devait jamais se produire.

Il vit que l’aspirant Dunwoody le regardait.

— En haut, prenez une lunette. J’ai besoin de vos yeux aujourd’hui !

Il grimpa dans les haubans, sa longue lunette lui battait sur les fesses à chaque pas.

Martin, tout excité, était venu le rejoindre. Comme je l’étais dans le temps, songea Adam.

— Établissez la grand-voile, Aubrey. Je veux que nous volions sur l’eau avant de le perdre !

Ils échangèrent un grand sourire, tout le reste était oublié.

L’Anémone se comportait magnifiquement. Courant au largue, elle prenait les grands creux et les hautes lames tel un pur-sang sautant des haies. Les embruns volaient par-dessus la figure de proue en rideaux serrés. Les voiles, au fur et à mesure qu’on les bordait, se raidissaient comme saisies entre des mains de géants et la pluie qui avait détrempé la toile jaillissait sur les marins avant de s’évacuer par les dalots en petits ruisseaux.

Dans le fracas de la toile et du gréement, on entendait à peine la voix de Dunwoody.

— Ohé du pont ! Deux mâts, commandant ! Je crois qu’il nous a vus !

Adam s’essuya le visage avec la manche de sa chemise, il était trempé jusqu’aux os.

— Si la pluie ne se remet pas à tomber, ça ne va pas arranger leurs affaires.

Il traversa le pont, manquant à plusieurs reprises se faire projeter contre les canons quand le vaisseau pointait son boute-hors vers le ciel, illuminé comme une lance dorée par le soleil qui était revenu. Puis il replongeait, la coque s’écrasait dans un creux, les membrures tremblaient comme s’ils avaient heurté un banc de sable.

La vigie rappelait. Dunwoody était peut-être trop sonné par les embruns pour crier lui-même.

— Ohé du pont ! C’est un brick, commandant ! Peux pas en dire plus !

— Prenez votre porte-voix, Aubrey, lui dit Adam, et dites à Dunwoody de redescendre. Tout ceci n’a pas de sens !

Dunwoody arriva sur le pont, tout tremblant encore, alors que de la vapeur d’eau s’échappait de sa chemise trempée.

— Qui donc vous a rappelé, Mr Dunwoody ?

Il se surprenait de rester si calme en dépit de son appréhension.

Dunwoody avait baissé les yeux et serait tombé lorsque la frégate plongea dans un creux si Bond, un second maître pilote, ne l’avait pas rattrapé par le bras. Le jeune garçon se tourna vers la mer, comme s’il voyait encore ce navire.

— Ce n’est pas un négrier, commandant. C’est l’un des nôtres, l’Orcades.

Adam s’adressa à Martin.

— Il est dans un sale état ? – il secoua doucement le garçon en lui prenant le bras : Dites-moi. J’ai besoin de savoir !

Dunwoody secoua la tête, refusant encore d’y croire.

— Il est désemparé, commandant, mais je n’ai pas vu un seul pavillon !

— A la dérive, abandonné ? insista Martin. Allez, mon vieux, parlez !

Adam empoigna les enfléchures sous le vent et entreprit de monter. Les haubans lui écorchaient les doigts à chaque coup de roulis.

Il dut attendre un bon moment, calé contre les enfléchures, que le bâtiment se stabilise sur une crête puis que la lunette s’éclaircisse.

L’Orcades roulait et tanguait violemment, le soleil jouait sur les fenêtres de poupe et les dorures du tableau, on avait l’impression qu’il était en feu. La chaloupe était à poste, mais un canot pendait au bout de ses palans le long de la muraille et s’écrasait contre la coque à chaque coup de roulis.

Il n’avait donc pas été abandonné. Il attendit qu’une nouvelle vague soulève la quille et fit un second essai. Le pavillon était entortillé dans le gréement. Adam savait que tous les visages étaient levés vers lui, les hommes voulaient savoir ce qui se passait. Il sentait leur inquiétude après la première excitation de cette découverte. Il jeta encore un regard dans la lunette ruisselante, mais il savait bien ce qu’il avait vu. Il se laissa descendre rapidement. Très bientôt, tout le monde aurait compris.

Il alla retrouver son second et Partridge. Inutile de laisser traîner les choses.

Il leur fit face et leur dit simplement :

— Rassemblez la garde et prenez des armes, messieurs.

Il leva la main en voyant le lieutenant de vaisseau Lewis partir en courant :

— C’est l’Orcades – il mourait d’envie de s’humecter les lèvres, mais n’osait pas : Il a hissé le pavillon de quarantaine.

— La fièvre ! dit Lewis d’une voix rauque.

— Comme vous venez de le dire, Mr Lewis – puis, plus durement : Ce que les marins craignent et détestent plus encore que le feu.

Le lieutenant Baldwin arriva en boutonnant sa tunique, jetant les yeux de tous les côtés. Adam reprit :

— Nous allons nous placer au vent à lui et mettre un canot à la mer – et voyant qu’ils s’échangeaient des regards : Je vais faire appel à des volontaires, et j’irai moi-même à son bord.

— Vous ne comptez pas monter à bord, commandant ? lui demanda Dacre. Il semblait déjà imaginer l’horreur qui devait régner à bord de la frégate surpeuplée.

— Je déciderai plus tard.

Des fusiliers émergeaient des écoutilles, armés jusqu’aux dents, parés si nécessaire à se battre et à tuer pour maintenir l’ordre.

Martin voyait que la nouvelle se répandait, les pires craintes étaient maintenant devenues une certitude.

— Je crois que le commandant de l’Orcades est un ami de Sir Richard, n’est-ce pas ?

— Et mon ami à moi aussi.

Il songeait au Jenour qu’il avait connu, confiant, franc, si agréable. Adam avait cru qu’il était mort avec les autres le jour de ce service funèbre à Falmouth. Lorsque Sargeant, son second, et Aubrey Martin étaient arrivés de Plymouth à bride abattue et lui avaient annoncé que celui qui lui était le plus cher au monde était vivant. C’était alors qu’il avait perdu Zénoria à jamais.

— Comptez-vous le prendre à la remorque, commandant ?

Lorsqu’Adam se retourna, Martin, bouleversé, vit qu’il avait les larmes aux yeux, des larmes qui roulaient sur ses joues et se mêlaient aux embruns.

— Pour l’amour du Ciel, Aubrey, vous savez bien que je n’oserais pas !

Martin découvrait un autre commandant, un homme qu’il n’avait encore jamais vu.

Adam s’adressa à Dunwoody, oubliant tous les autres.

— Cela dit, Jenour venait de la part de mon oncle. Ce doit être important.

Il essaya de fixer son regard sur le brick, jusqu’à ce que sa vue trop brouillée l’empêche de rien voir. Il entendit Martin qui criait :

— Du monde en haut ! Parés à rentrer la toile, Mr Lewis !

Dunwoody fut le seul à entendre ce que disait son commandant lorsqu’il murmura : « Dieu tout-puissant, pardonnez-moi ce que je vais devoir faire ! »

 

Ils se rapprochaient, ils se rapprochaient toujours davantage de l’Orcades, jusqu’au point où toutes les lunettes braquées à partir de la dunette de l’Anémone purent constater la désolation absolue qui y régnait : la roue double désarmée et qui tournait d’un bord puis de l’autre, le brick qui dérivait et roulait sous les effets de la mer et du vent. Adam aperçut près de l’habitacle deux hommes allongés, comme endormis, les corps qui ballottaient au gré des mouvements brusques du navire. Il y avait encore un cadavre retenu par un filin près du canot déchiqueté, le long du bord, et, comme l’Anémone se rapprochait toujours, vergues brassées pratiquement dans l’axe, naviguant aussi près du vent que possible, il commença à distinguer d’autres amas de corps détrempés, ce qui avait été l’équipage de l’Orcades.

Il entendit le chirurgien qui lui disait :

— Ce doit être une fièvre de la pire espèce, commandant. Sur un bâtiment de cette taille, la maladie se répand comme une traînée de poudre.

Adam ne lui répondit pas. Il avait entendu parler des fièvres virulentes qui sévissaient dans ces eaux, mais n’en avait jamais fait l’expérience. Les hommes tombaient comme des mouches à leurs postes, quelquefois avant d’avoir compris ce qui leur arrivait. L’infection pouvait se propager à partir de n’importe où, par exemple à bord d’un navire suspecté de se livrer à la traite. Ce genre de maladie n’était pas rare dans ces bâtiments où s’entassaient jusqu’aux barrots les cargaisons humaines. Leurs capitaines qui voulaient avant tout faire du chiffre se retrouvaient souvent à destination avec une cargaison d’esclaves morts et un équipage qui n’allait pas tarder à connaître le même sort.

— Nous sommes assez près, Mr Martin, lui dit Adam.

Il avait parlé d’un ton sec et, pour ceux qui ne le connaissaient pas, sans la moindre émotion.

Les deux bordées étaient montées pour observer la scène. Quelques marins regardaient le brick désert comme s’il abritait une force destructrice. Un vaisseau fantôme qui revenait pour se venger d’une horreur du passé.

Plusieurs têtes se retournèrent lorsqu’Adam cria :

— Il me faut des volontaires pour armer le canot.

Les expressions sur les visages étaient diverses, peur, hostilité, terreur incontrôlée.

Personne ne bougea lorsqu’il poursuivit :

— C’est l’un des nôtres, comme l’était L’Impétueux. L’Orcades a été victime de cette guerre, il aurait pu tout aussi bien succomber sous les boulets de l’ennemi. Je dois absolument savoir s’il y a encore âme qui vive à bord.

McKillop, le chirurgien, lui fit un bref signe de tête. Mais cela ne fit qu’ajouter à son désespoir et à renforcer ses sombres pressentiments.

— L’Orcades apportait des dépêches destinées à l’escadre. Elles sont certainement de la plus haute importance, sans quoi mon onc… Sir Richard ne se serait pas séparé de lui. Son commandant est l’ami de plusieurs d’entre nous. Puissent ses souffrances ne pas avoir été vaines.

Son maître d’hôtel, George Starr dit d’un ton bourru :

— Je ne vous laisserai pas tomber, commandant.

Puis un autre cria :

— Vous pouvez me mettre sur la liste !

C’était Tom Richie, bosco à bord de l’Aiglon, celui qui avait changé de camp au risque de sa vie. Adam lui répondit calmement :

— Toujours avec nous, Richie ?

Un marin dont il ne se savait pas le nom battit bruyamment des mains et réussit même à sourire.

— T’engage jamais, comme y disent ! Regarde où c’que ça m’a mené !

Tendus, hésitants, des marins se dirigèrent un par un vers l’arrière, jusqu’à ce que Starr dise à voix basse :

— L’armement est complet, commandant.

Adam se retourna en entendant Dunwoody :

— J’y vais, commandant.

Il avait beau redresser le menton, il n’en paraissait que plus jeune.

— Non, lui dit gentiment Adam, restez avec le second, il aura besoin de vous.

Puis à l’intention de Martin :

— Alors, toujours envie d’obtenir un commandement, Aubrey ?

Il essayait de sourire, sans y arriver.

Mon bâtiment. Mon Anémone bien-aimée… et voilà que je t’abandonne.

On mit le canot à l’eau avant de le faire venir sous le vent de la frégate.

Quelques marins qui l’avaient entendu sursautèrent au bruit d’un coup de feu isolé. D’autres levèrent la tête, s’attendant à découvrir un trou dans un hunier arisé.

Adam commenta, sans s’adresser à quelqu’un en particulier :

— Oui, je savais que cela devait se terminer ainsi.

Et il mit la main sur le pistolet passé dans sa ceinture, se demandant ce qu’il allait découvrir.

— Paré, commandant ! cria Starr.

Adam quitta la dunette et gagna la coupée. Quelques marins essayaient de le toucher, il s’arrêta. Comme s’ils le voyaient pour la dernière fois.

— Bonne chance, commandant !

— Et faites bien attention s’ils essayent d’embarquer, commandant !

C’était un vieux marin qui connaissait le danger que l’on courait en cas de contact, qui venait de parler. En quelques mots très simples, il avait fait de l’Orcades un ennemi.

— Sortez ! Poussez devant ! Avant partout !

Le canot vira et prit de l’erre, Adam pensait à Allday. Il y eut un nouveau coup de feu et les nageurs perdirent la cadence, l’un d’eux s’était retourné pour essayer de voir ce qui se passait. Le nommé Richie cria entre deux coups de pelle :

— Paraît que vous êtes plutôt bon au pistolet, commandant ?

Adam se tourna vers lui. Il était content d’avoir jeté son coutelas à la mer, d’avoir détruit cette preuve. Il avait l’impression que cela remontait à une éternité.

— Lorsqu’on me provoque ! répondit-il.

Puis il prit Starr par la manche :

— Sous la poupe, mais pas trop près. Nous risquerions d’être entraînés par les remous contre le safran.

Pendant tout ce temps, il avait senti derrière eux l’Anémone qui surveillait leur progression, mais lorsqu’il se retourna, il vit, tout surpris, que lorsqu’elle plongeait dans un creux, elle paraissait très éloignée et que la mer montait jusqu’aux sabords comme pour l’engloutir.

Il s’empara d’un porte-voix :

— Ohé, Orcades ! Je suis le capitaine de vaisseau Bolitho, de l’Anémone.

Les appeler ainsi le rendait malade, il leur donnait peut-être un espoir alors qu’il n’y en avait aucun, c’était une sorte de trahison.

— Ça ne sert à rien, commandant, murmura Starr, vous avez fait tout votre possible.

— Faites le tour – il ne pouvait cacher son désespoir : Puis nous rentrerons.

Deux des nageurs se regardèrent, l’air gêné. Le premier mouvement qui les avait fait se porter volontaires s’estompait, ses derniers mots leur apportaient le soulagement dont ils avaient besoin.

Starr poussa la barre, avant de s’exclamer :

— Regardez, commandant ! Dans la chambre !

Le canot roulait et tanguait en faisant des bonds à vous donner la nausée et les avirons peinaient à le garder manœuvrant. Mais Adam, les yeux fixés sur la fenêtre de poupe ouverte, en oubliait le danger. La chambre était sans doute la copie conforme de celle qu’il avait connue à bord de son premier commandement, la Luciole, de quatorze canons.

Il y avait quelqu’un là-dedans, une ombre plus qu’une forme humaine, et Adam ressentit quelque chose qui ressemblait à la peur en la voyant s’approcher lentement des vitres recouvertes de sel séché. Peu importe qui était cet être, il avait dû entendre le porte-voix, le son avait réussi à franchir les brumes de son agonie, suffisamment pour lui rendre un peu de conscience.

Adam était persuadé que c’était Jenour, sans même savoir pourquoi il avait cette impression. Il s’était réfugié là, il se mourait tandis que son petit brick se battait, que les hommes tombaient, jusqu’au dernier timonier qui avait fini par abandonner la barre. Quelques survivants avaient sans doute tenté de s’enfuir dans le canot retourné. Il y avait même eu une dernière tentative pour rétablir un semblant d’ordre, mais il était déjà trop tard.

Un marin dit d’une voix hoquetante :

— Un sac, commandant !

Il en avait presque les yeux hors de la tête, la petite sacoche en cuir commença soudain à descendre de la chambre.

Le mourant avait dû y mettre ses ultimes forces. Si le sac tombait maintenant, il serait définitivement perdu.

— Tiens bon, Starr !

Adam gagna l’avant en enjambant les bancs, s’accrochant ici et là à une épaule pour éviter de se faire projeter à l’eau. Il sentait bien que ses hommes avaient peur, même d’un contact aussi bref.

— Sciez ! Partout !

Arrivé à l’avant, Adam s’empara de la sacoche et la fit passer par-dessus le plat-bord.

— Sciez partout !

Starr surveillait la sacoche, le tableau du brick se soulevait au-dessus du canot, menaçant de l’écraser et de le réduire en miettes au prochain creux. Après coup, il songea qu’heureusement, les hommes, tournés vers l’arrière, n’avaient pu voir le navire désemparé. Peu importe qui était cet homme. Il avait dû amarrer le bout à son poignet et, lorsqu’Adam avait déhalé dessus, il l’avait tiré presque jusqu’au rebord de la fenêtre.

Tout comme Adam, il ne parvenait pas à en détacher ses yeux. Un commandant à une seule épaulette, mais qui n’avait plus rien d’un être humain, et pourtant toujours vivant ?

Pareil à un déchet qui pourrit. Un visage sorti de la tombe.

Adam trancha le filin et la forme disparut dans la chambre. Il cria :

— Dieu soit avec toi, Stephen !

Seuls les cris des mouettes lui répondirent, paraissant le narguer.

Starr poussa sur la barre et lâcha un grand soupir de soulagement en voyant les huniers de l’Anémone grandir, ils leur souhaitaient la bienvenue. Mais Adam, lui, ne put quitter l’Orcades du regard. Il dit brusquement :

— Dieu ? Qu’a-t-il à faire de gens comme nous ?

Il se souvenait à peine de ce qu’avait été leur retour jusque sous le vent de l’Anémone. De nombreuses mains se tendirent pour l’aider, quelqu’un se mit à pousser des vivats. Était-ce pour tous les volontaires ? Il n’en sut rien.

Puis l’obscurité se fit, le pont s’inclina sous la pression du vent dans la toile.

Le lieutenant de vaisseau Martin était assis avec lui dans la chambre, il voyait son commandant avaler du cognac verre après verre, sans effet visible. La sacoche en cuir était posée sur la table, toujours fermée, tel un objet maléfique.

Le premier lieutenant arriva à son tour et, après avoir jeté un regard interrogateur, dit à Martin :

— Nous l’avons perdu de vue, monsieur. Dans ces eaux, il risque de dériver ainsi pendant des mois, pour ne pas dire des années.

— Ouvrez les dépêches, ordonna Adam.

Il gardait les yeux fixés sur son verre vide, ne sachant même plus qu’il avait bu. Comme cette fois où elle était venue le retrouver à Falmouth, une nuit. Et elle était restée lui tenir compagnie.

Martin déplia une feuille qui craquait. Adam reconnut la grosse écriture ronde de Yovell.

— Elle est destinée au commodore Keen, commandant. Il devait essayer de vous retrouver pour vous dire de rallier l’escadre sans délai. Sir Richard pense que Baratte s’est mis en mouvement.

— Et Jenour a fini par nous retrouver.

Il essayait de chasser ce souvenir de son esprit.

— Maintenant, nous n’avons plus le temps d’établir le contact avec le commodore.

Il se tourna vers les fenêtres de poupe, le safran soulevait des tourbillons d’eau phosphorescente, la lune qui se levait se reflétait sur la mer.

On n’avait peut-être jamais le temps.

— Nous allons rallier Sir Richard. Dites à Mr Partridge de tracer une route et virez de bord.

Puis il se tut, commença à dodeliner de la tête, il ne sentit même pas ses officiers lui allonger les jambes sur le banc. Et il n’entendit pas non plus Martin dire à voix basse : « Je m’occupe de tout, commandant. Pour une fois, vous êtes prioritaire. »

 

Une mer d'encre
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-20]Une mer d'encre(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html